Poursuivant sur
le terrain emprunté par Martyn Lyons, la sociologie de la lecture, on ne peut
manquer d’évoquer enfin les travaux d’un autre Britannique, Donald F. McKenzie,
dont les études relatives à la bibliographie matérielle ont obligé à revoir
complètement les théories sur le caractère autosuffisant des textes qui firent
florès à l’époque où Roland Barthes enseignait au Collège de France. A partir
des œuvres théâtrales qu’on nomme « élisabéthaines » outre-Manche,
McKenzie a en effet montré — et démontré — que le changement de
présentation de ces œuvres dans les éditions du XVIIIe siècle
en modifie radicalement la réception et les « popularise » en quelque
sorte. Partant de cet exemple et étendant sa réflexion à l’ensemble des textes
imprimés, Roger Chartier, Henri-Jean Martin et nous-même dans Michel et
Calmann Lévy ou la naissance de l’édition moderne puis dans L’Argent
et les Lettres, n’avons cessé de plaider pour une réinscription permanente
de la poésie, du roman, du drame ou de la comédie, de l’essai et des genres
moins nobles, le pamphlet, la satire, etc., dans un régime d’historicité qui
leur donne sens et permette de comprendre pourquoi, éventuellement, le succès
immédiat d’un écrivain du type d’Alexandre Dumas allait pratiquement lui
interdire la canonisation par l’école secondaire — car le primaire a été
plus généreux — et la reconnaissance ultérieure par l’université, les
programmes de l’agrégation des lettres jouant dans ce domaine le rôle de la
Légion d’honneur ou du Who’s Who pour l’affichage ostentatoire
des récompenses symboliques.
Sans prétendre
rendre ici hommage à tous ceux qui ont plaidé pour appliquer à la littérature
les méthodes des sciences humaines, et l’on songe particulièrement au Roman
du quotidien d’Anne-Marie Thiesse ou à Mesure(s) du livre d’Alain
Vaillant ainsi qu’aux travaux pionniers de René Guise et de Roger Bellet
sur la presse, on proposera d’utiliser tous ces coups de sonde dans l’univers
du littéraire pour inciter à écrire des histoires de ces phénomènes qui rendent
compte aussi bien de leur production que de leur diffusion et de leur
réception. Pour résumer en quelques grandes interrogations ce programme, on
pourrait se fixer pour but d’essayer de répondre aux questions suivantes :
que lit-on dans la période de référence, par exemple le XIXe siècle,
c’est-à-dire la séquence de temps ouverte par la Révolution Française et refermée
par la Première Guerre mondiale, soit les années 1789-1914 ou 1918 ? Où
prend-on connaissance des textes lus ? À l’école, dans la rue, dans les
cabinets de lecture, les bibliothèques, les librairies, les grands
magasins ? Ou plutôt dans la presse, les quotidiens, les magazines, les
revues ? Comment s’ap-proprie-t-on les œuvres diffusées ? Seul, en
groupe, en famille, au cabaret, au théâtre, au caf’conç’, au music-hall, sur
les boulevards, dans l’intimité de son foyer ? Pourquoi lit-on davantage
tel type de littérature ou tel genre et non tel autre, la poésie, le mélodrame,
le roman, l’essai, le pamphlet, etc. ? Quelle place occupent ces
distractions, ces passe-temps ou ces occupations dans la vie quotidienne ?
Sont-ils source de distinction ou, au contraire, de stigmatisation ? En y
ajoutant le nécessaire examen des conditions juridiques qui entourent la
publication des imprimés, du plus vulgaire au plus noble, on peut espérer
dégager des problématiques qui sortent l’histoire littéraire de son cours habituel.
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