jueves, 5 de noviembre de 2015

Histoire culturelle et histoire littéraire
Dans la mesure où, selon les définitions généralement admises, l’histoire culturelle se veut « histoire sociale des représentations » , des manières dont les hommes représentent et se représentent le monde qui les entoure, il était inévitable qu’elle rencontre l’histoire littéraire et qu’elle s’efforce d’entamer avec elle un dialogue plus ou moins constructif. Dès ses premiers balbutiements d’ailleurs, cette façon d’envisager l’imaginaire des groupes humains entretenait un commerce intime avec la littérature canonique puisque l’un de ses fondateurs, le britannique Richard Hoggart enseignait cette discipline à l’université de Birmingham. Étendant ses recherches aux lectures de la classe ouvrière anglaise des années 1930-1950, il en était venu à consacrer une partie de ses activités au roman policier ou au roman sentimental, deux genres particulièrement prisés par ses contemporains quoique interdits de cité et de citation dans les dissertations des étudiants d’Oxbridge à cette époque. S’il parlait d’une culture populaire dominée, en se refusant à verser dans la nostalgie populiste qui encombre tant d’évocations du passé, Hoggart proposait de prendre au sérieux les loisirs des mineurs, des métallos ou des dockers et, sans porter de jugement esthétique ni éthique sur ces passe-temps, de les traiter avec le même respect que s’il s’agissait d’opéra, de théâtre classique ou des poètes élisabéthains. En ce sens, il traçait un programme stimulant d’enquête qui devait aboutir à tordre le cou aux théories qui en stérilisaient l’approche, notamment celle, par trop mécaniste, de l’aliénation, qui aboutissait à traiter ces occupations comme un nouvel opium du peuple.
Au moment où The Uses of Literacy était traduit en français , et sans qu’il y ait de lien direct entre ce livre et ceux qui allaient suivre, Pierre Abraham et Roland Desné, le premier représentant l’esprit du Front populaire, le second la génération marxisante des universitaires de l’aprèsguerre, se lançaient dans la monumentale entreprise de ce qui allait devenir l’Histoire littéraire de la France, douze fort volumes publiés entre 1974 et 1980 qui faisaient eux-mêmes suite à la série des Manuels d’histoire littéraire de la France entrepris en 1967. S’opposant aux conceptions de l’histoire littéraire qui avaient dominé l’université française de Brunetière à Lanson, en passant par Doumic, Faguet et quelques autres, les deux chefs d’orchestre inscrivaient délibérément leur projet dans une autre perspective : rédiger, non pas une énième histoire des écrivains français, sagement rangés dans leur époque dont ils étaient censés exprimer à la fois l’esprit et le plus haut degré de culture, mais une histoire littéraire, c’est-à-dire un essai d’inscription de la fiction et de la littérarité dans le monde qui les a vu naître et se former. C’est pourquoi chaque volume de cette somme s’ouvre, en principe, sur des chapitres concernant l’état de la France du point de vue de l’école, de l’alphabétisation, du commerce du livre, de la librairie ou de la presse, pour ne citer que ces aspects d’histoire de la civilisation matérielle. On trouve ainsi au tome VII (1794-1830) des pages importantes de Pierre Orecchioni sur le cabinet de lecture et son rôle pendant la Restauration ou, au tome VIII (1830-1848), des paragraphes de Claude Duchet qui permettent au lecteur de prendre en compte les apports de la sociocritique à la compréhension des textes. Sans être nécessairement très aboutie, ni toujours répondre aux vœux des concepteurs, cette Histoire littéraire de la France cassait les périodisations séculaires, totalement incohérentes pour un historien, et annonçait assez largement l’état d’esprit qui devait présider, outre-Atlantique, à la mise en chantier de La Vie littéraire au Québec, une vaste fresque qui accorde aux institutions de lecture, aux supports et vecteurs les plus divers de l’imprimé, ainsi qu’au système éditorial, toute l’importance qu’ils exigent.

Parallèlement à l’élaboration de ces programmes de recherche et à la révélation de leurs résultats, les longues heures passées par un Gallois, professeur à l’université du New South Wales en Australie, Martin Lyons, sur la très riche série F 18 des Archives nationales de France, aboutissaient en 1985 à la publication d’un chapitre consacré aux « best-sellers » au XIXe siècle dans le tome III de l’Histoire de l’édition française  et, en 1987, à celle d’un volume en tous points remarquable, Le Triomphe du livre : une histoire sociologique de la lecture dans la France du XIXe siècle  qui, tous deux, remettaient radicalement en question la vision littéraire de cette période. En définissant le romantisme comme « la crête fugitive d’une vague sur un océan de classicisme et de catholicisme » et en affirmant que ce terme — le romantisme — « ne semble pas une notion adéquate pour résumer les goûts de l’époque », il invitait les historiens du culturel à se pencher, sans préjugés ni répugnance, sur les œuvres réellement plébiscitées par les Français du temps. Rappelant la gloire de Béranger — numéro un au hit-parade des années 1826-1830 avec un tirage global de ses Chansons estimé à 150 000 exemplaires  — de Lamennais, de Pellico, de Daniel Defœ, d’Eugène Sue, de Dumas père, de Walter Scott, mais aussi de Lamartine et de Chateaubriand, ce que l’on savait, il plaidait pour une saisie complexe de ces phénomènes. Par leur place à l’école, les classiques du XVIIesiècle se taillaient la part du lion et seuls le Catéchisme de Fleury et la Petite Histoire de France de Mme de Saint-Ouen pouvaient rivaliser avec les Fables de la Fontaine. Si l’existence du cabinet de lecture, décisif pour la lecture publique, et celle du feuilleton-roman de la presse quotidienne à partir de 1836 exigent de nuancer ces résultats bruts tirés de l’examen minutieux des registres de tirage des imprimeurs français, il n’en demeure pas moins qu’ils offrent de la littérature nationale du XIXe siècle une image presque inversée par rapport à celle que véhiculent depuis des décennies les manuels scolaires de Lagarde et Michard ou ceux de Castex et Surer, deux séries qui ont amplement contribué à former la sensibilité et le jugement esthétique d’innombrables cohortes de lycéens au XXe siècle. Si on ne lit pas Martyn Lyons et ceux qui ont poursuivi son enquête, on a peu de chance d’entendre parler des véritables succès de la monarchie de Juillet ou de Chaste et flétrie de Charles Mérouvel et des Deux Orphelines d’Adolphe d’Ennery, pourtant deux des plus forts tirages de la Belle Epoque.

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