Histoire culturelle et histoire littéraire
Dans la mesure
où, selon les définitions généralement admises, l’histoire culturelle se veut
« histoire sociale des représentations » , des manières dont les
hommes représentent et se représentent le
monde qui les entoure, il était inévitable qu’elle rencontre l’histoire
littéraire et qu’elle s’efforce d’entamer avec elle un dialogue plus ou moins
constructif. Dès ses premiers balbutiements d’ailleurs, cette façon d’envisager
l’imaginaire des groupes humains entretenait un commerce intime avec la
littérature canonique puisque l’un de ses fondateurs, le britannique Richard
Hoggart enseignait cette discipline à l’université de Birmingham. Étendant ses
recherches aux lectures de la classe ouvrière anglaise des années 1930-1950, il
en était venu à consacrer une partie de ses activités au roman policier ou au
roman sentimental, deux genres particulièrement prisés par ses contemporains
quoique interdits de cité et de citation dans les dissertations des étudiants
d’Oxbridge à cette époque. S’il parlait d’une culture populaire dominée, en se
refusant à verser dans la nostalgie populiste qui encombre tant d’évocations du
passé, Hoggart proposait de prendre au sérieux les loisirs des mineurs, des
métallos ou des dockers et, sans porter de jugement esthétique ni éthique sur
ces passe-temps, de les traiter avec le même respect que s’il s’agissait
d’opéra, de théâtre classique ou des poètes élisabéthains. En ce sens, il traçait
un programme stimulant d’enquête qui devait aboutir à tordre le cou aux
théories qui en stérilisaient l’approche, notamment celle, par trop mécaniste,
de l’aliénation, qui aboutissait à traiter ces occupations comme un nouvel opium
du peuple.
Au moment où The
Uses of Literacy était traduit en français , et sans qu’il y ait de
lien direct entre ce livre et ceux qui allaient suivre, Pierre Abraham et
Roland Desné, le premier représentant l’esprit du Front populaire, le second la
génération marxisante des universitaires de l’aprèsguerre, se lançaient dans la
monumentale entreprise de ce qui allait devenir l’Histoire littéraire de la
France, douze fort volumes publiés entre 1974 et 1980 qui faisaient
eux-mêmes suite à la série des Manuels d’histoire littéraire de la
France entrepris en 1967. S’opposant aux conceptions de l’histoire
littéraire qui avaient dominé l’université française de Brunetière à Lanson, en
passant par Doumic, Faguet et quelques autres, les deux chefs d’orchestre
inscrivaient délibérément leur projet dans une autre perspective :
rédiger, non pas une énième histoire des écrivains français, sagement rangés
dans leur époque dont ils étaient censés exprimer à la fois l’esprit et le plus
haut degré de culture, mais une histoire littéraire, c’est-à-dire
un essai d’inscription de la fiction et de la littérarité dans le monde qui les
a vu naître et se former. C’est pourquoi chaque volume de cette somme s’ouvre,
en principe, sur des chapitres concernant l’état de la France du point de vue
de l’école, de l’alphabétisation, du commerce du livre, de la librairie ou de
la presse, pour ne citer que ces aspects d’histoire de la civilisation
matérielle. On trouve ainsi au tome VII (1794-1830) des pages importantes de
Pierre Orecchioni sur le cabinet de lecture et son rôle pendant la Restauration
ou, au tome VIII (1830-1848), des paragraphes de Claude Duchet qui permettent
au lecteur de prendre en compte les apports de la sociocritique à la
compréhension des textes. Sans être nécessairement très aboutie, ni toujours
répondre aux vœux des concepteurs, cette Histoire littéraire de la
France cassait les périodisations séculaires, totalement incohérentes
pour un historien, et annonçait assez largement l’état d’esprit qui devait
présider, outre-Atlantique, à la mise en chantier de La Vie littéraire
au Québec, une vaste fresque qui accorde aux institutions de lecture, aux
supports et vecteurs les plus divers de l’imprimé, ainsi qu’au système
éditorial, toute l’importance qu’ils exigent.
Parallèlement à
l’élaboration de ces programmes de recherche et à la révélation de leurs
résultats, les longues heures passées par un Gallois, professeur à l’université
du New South Wales en Australie, Martin Lyons, sur la très riche série F 18 des
Archives nationales de France, aboutissaient en 1985 à la publication d’un
chapitre consacré aux « best-sellers » au XIXe siècle
dans le tome III de l’Histoire de l’édition française et, en 1987,
à celle d’un volume en tous points remarquable, Le Triomphe du
livre : une histoire sociologique de la lecture dans la France du XIXe siècle qui,
tous deux, remettaient radicalement en question la vision littéraire de cette
période. En définissant le romantisme comme « la crête fugitive d’une
vague sur un océan de classicisme et de catholicisme » et en affirmant que
ce terme — le romantisme — « ne semble pas une notion adéquate
pour résumer les goûts de l’époque », il invitait les historiens du
culturel à se pencher, sans préjugés ni répugnance, sur les œuvres réellement
plébiscitées par les Français du temps. Rappelant la gloire de Béranger —
numéro un au hit-parade des années 1826-1830 avec un tirage
global de ses Chansons estimé à 150 000 exemplaires — de
Lamennais, de Pellico, de Daniel Defœ, d’Eugène Sue, de Dumas père, de Walter
Scott, mais aussi de Lamartine et de Chateaubriand, ce que l’on savait, il
plaidait pour une saisie complexe de ces phénomènes. Par leur place à l’école,
les classiques du XVIIesiècle se taillaient la part du lion et seuls
le Catéchisme de Fleury et la Petite Histoire de
France de Mme de Saint-Ouen pouvaient rivaliser avec les Fables de
la Fontaine. Si l’existence du cabinet de lecture, décisif pour la lecture
publique, et celle du feuilleton-roman de la presse quotidienne à partir de
1836 exigent de nuancer ces résultats bruts tirés de l’examen minutieux des
registres de tirage des imprimeurs français, il n’en demeure pas moins qu’ils
offrent de la littérature nationale du XIXe siècle une image
presque inversée par rapport à celle que véhiculent depuis des décennies les
manuels scolaires de Lagarde et Michard ou ceux de Castex et Surer, deux séries
qui ont amplement contribué à former la sensibilité et le jugement esthétique
d’innombrables cohortes de lycéens au XXe siècle. Si on ne lit
pas Martyn Lyons et ceux qui ont poursuivi son enquête, on a peu de chance
d’entendre parler des véritables succès de la monarchie de Juillet ou de Chaste
et flétrie de Charles Mérouvel et des Deux Orphelines d’Adolphe
d’Ennery, pourtant deux des plus forts tirages de la Belle Epoque.
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